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Les liens du sang(s) Jean Claude TARDIF 1ère de Couv

PREFACE « Les liens du sang » de Jean Claude TARDIF

 

S’ouvrir les portes de l’univers en prose de Jean-Claude Tardif, c’est comme pencher ses mains jointes vers la fontaine pour les remplir de l’eau qui étanchera la soif.

On s’est procuré ce livre, volontairement, on se prépare donc à en goûter les nouvelles qui le composent. Une évidence, n’est-ce pas ?

Une évidence…A voir. Pas si simple.

Parce que ce faiseur d’histoires est un poète, un poète réputé, qui plus est. Ou un réputé poète. Choisissez ce qui vous arrange. Car au fond, c’est un faux problème, un dilemme tout juste bon à occuper les babils des professionnels de la profession pendant les pince-fesses où il faut se montrer.

Jean-Claude Tardif est un humain qui écrit, un raconteur d’histoires, oui, quelqu’un qui met les mots à la tâche, en fait une langue, sa langue, qu’il travaille, jusque dans les recoins, où saute le silence, où attend le sens, où gémit l’émotion.

C’est quelqu’un que le Verbe a choisi, tout autant que lui a choisi le Verbe comme mode de vie, quelqu’un qui a choisi de dire la vie, qui traque cette vie, là où d’autres aux yeux moins voyants l’ignorent, là où pourtant elle source, du bas de la terre au ballet des étoiles.

Là où elle secoue le cours du sang- et, partant, les histoires chaotiques que provoque ce courant.

Je lui ai dit que ses nouvelles me faisaient penser aux œuvres de dinanderie : elles en ont la force et le sérieux de l’artisan qui les fabrique, ajoutés à la maîtrise dans l’art de la ciselure que déploient les Compagnons. Ces ouvriers, libres, méprisant l’artifice et le superflu, fournissent des objets qui servent à la vie de tous les jours, tout comme les nouvelles de Jean-Claude Tardif sont utiles au quotidien, nécessaires, mine de rien, sans tambour ni trompette, sans se prévaloir de grands principes.

Ah oui ? Vous trouvez que j’y vais un peu fort ? Après tout, ce ne sont que suites de phrases. Et comment s’y prend-il, juste avec des mots assemblés, Jean-Claude Tardif, pour parvenir à ce résultat ?

Ces nouvelles sont utiles, nécessaires, parce qu’elles parlent de l’humain à d’autres humains

Je vous propose une sorte de petit conte Une façon de métaphore, que nous allons filer.

Cela se passe il y a une grosse paire de siècles. Vous êtes assis dans une malle-poste, pour un voyage que vous avez choisi. Installé aussi confortablement qu’il est possible dans ce genre de véhicule. Disponible, excité comme un gosse devant un jouet fraichement déballé : vous vous préparez à découvrir un trajet. La nouveauté est par nature prometteuse.

En même temps, sournoisement, une certaine appréhension vous titille. Les chemins sont ce qu’ils sont. Et puis, on dit tant de choses. L’époque n’est pas sûre.

 De plus, vous êtes balancé de droite de gauche comme un ludion, à croire que le cocher fait exprès de mener son attelage d’ornière en saignée. Bref, vous le trouvez taquin, il joue avec vos nerfs.

Eh bien, quoique le sujet de chaque nouvelle soit grave- à tout le moins implique-t-il- Jean-Claude Tardif conduit sa narration comme  le cocher son attelage, et vous emmène dans son voyage selon un choix bien défini, différent chaque fois.

Un lecteur trop pressé passera à côté de cette profusion d’impressions.

Une lecture n’est pas un sprint, sinon on n’aperçoit que l’emballage et on manque le cadeau.

Le cocher connait son affaire, soyez-en assurés, il conduit ses passagers à bon port, tout comme ce diable de poète prosateur raconte son histoire à sa manière à lui, unique, singulière, talentueuse. Un conteur avec une voix particulière, reconnaissable, amie…ils ne sont pas si nombreux dans ce monde de clones.

Qui ose un objet d’écriture qui n’est pas sans risque. On ne cause pas du sang sans se tacher un peu les manchettes.

Quant à la filiation, courir après, en chercher les traces, ressemble à partir sur le sentier vers Compostelle, sauf qu’il s’agit de faire la route à l’envers.

Les liens du sang demeurent à jamais enfouis dans la cale d’une embarcation sans amarre, hormis leur souvenir que l’on cajole. L’amarre, on s’en est débarrassé trop tôt, tellement assuré dès l’enfance, dans son rêve, que le petit bateau sur lequel on s’éloigne affrontera sans difficulté les Quatrièmes Dérivants et qu’il ne se perdra pas dans le Triangle des Bermudes.

 

Attrapez ce rêve échoué sur les rochers, vieille bouteille que les vagues ont talée de messages. Avec patience, déchiffrez en les mots.

Une voix vous y parle, oui, celle que j’évoquais plus haut, attentive et particulière, qui augmente le plaisir, et pourquoi pas le bonheur, que seule peut offrir au lecteur la véritable littérature, celle qui a la politesse des grands.

Celle qui sent l’humain, parmi ces humains ballotés par des destins tumultueux. Car ainsi vont la vie et les couleurs du sang, qui nous distinguent et nous rapprochent. 

 

 

            Jacques NUNEZ-TEODORO

                     Octobre 2020

VOICI UN COURT EXTRAIT

1/   Sur le métier, remettre l'ouvrage

 

 

Je n'avais jamais envisagé que cela me serait aussi facile. Lorsque je me surprenais à y penser, j'imaginais tout et son contraire. M'inventais des scenarii plus farfelus – je m'en rends compte à présent – les uns que les autres. Cela me dissuadait de sauter le pas. Puis il y avait toutes ces « bonnes raisons » celles qu'on se donne se répètent à n'en plus finir ; dont on essaie de se persuader en plus du regard que mon père posait sur moi. D'aussi loin que je me souvienne j'y avais toujours vu de l'amour, même à l'entrée de l'hiver, lorsque très tôt dans la journée, le soir entrait dans l'atelier et qu'il s'y usait les yeux sur un gabarit ou le simple ressemelage d'une chaussure de ville. Je me rappelle que, posée entre ses cuisses, sur son tablier de cuir, elle ressemblait à un tout petit corps que ses mains faisaient tourner au rythme de son marteau de cordonnier. Il parlait peu dans ces moments-là, les semences minuscules qu'il tenait entre ses lèvres l'en empêchaient. Il levait simplement les yeux vers moi lorsque je rentrais de l'école et toujours j'y voyais cet amour, qui je ne sais pourquoi n'avait de cesse de m'étonner. Je l'aimais aussi, à ma façon, celle d'un enfant. J'aurais tant voulu jouer avec lui au football, à la balle au chasseur comme je le voyais faire par d'autres gamins de la rue, les dimanches après-midi. J'aurais tant aimé poursuivre avec lui, près de lui, un cerf-volant, ou que tous deux, sans autre raison que d'être ensemble, nous courions jusqu'à en perdre le souffle. Le vainqueur aurait été le premier arrivé chez la mère Triche, devant son épicerie. Mais bien sûr de vainqueur, jamais il n'y en aurait eu. Oui ! J'ai tant de fois fait ce même rêve, mais il n'en avait pas le temps, et si d'aventure il l'avait eu, la nature l'avait doté d'un pied bot, d'un « pied du Diable » comme il disait les soirs de colère en frappant du poing sur la table. Alors parfois, il me prenait sur son genou, le droit, et me parlait de ma mère. Me nommait aussi ses outils, m'en expliquait l'usage d'une voix douce.

 

Sans être un gringalet, j'étais d'une constitution modeste compensée néanmoins par une grande vivacité.

« Il a l'agilité d'un chat noir », disait la Triche quand elle parlait de moi à l'une ou l'autre des commères qui fréquentaient son échoppe ; ajoutant avec un sourire entendu : « Il a dû hériter ça de sa mère, disparue comme ça - elle claquait des doigts - quelques semaines après sa naissance ». La sienne, de disparition, n'affecta ni n'émut grand monde, excepté les mauvaises langues du quartier, qui perdaient là l'une des leurs et mon père, qui me dit un soir, en me regardant d'une manière étrange que : « des choses comme ça ne se faisaient pas ». J'avais quinze ans.

 

Papa mourut quelques années plus tard, un soir de Noël, en me laissant l'obscurité de l'atelier et tout son outillage ; je ne savais qu'en faire. Je passais mes soirées à regarder ses outils, les tourner et les retourner entre mes mains. Parfois, alors même que je m'y attendais le moins, j'entendais sa voix me redire leur beauté. Me détaillant chacun d'eux avec des mots choisis et qui dans ma mémoire n'appartenaient qu'à lui. Il me répétait leurs usages, et la meilleure manière de s'en servir pour que chaque geste, par eux prolongé, soit d'une efficacité maximum. Je le revoyais me dire que « le geste de l'artisan se devait d'allier la précision à la beauté ». Que c'était à cette seule condition qu'il pouvait ressentir pour lui-même, dans son for intérieur - il ne s'agissait pas d'être fat - une légitime fierté. « L’artisan se doit d'être avant tout un artiste, le savoir en lui-même ; s'en convaincre pour le devenir, s'il veut avoir le droit de se regarder en face chaque matin lorsque sa journée commence. Les autres ne comptent pas !» ajoutait-il encore avant de me regarder droit dans les yeux. Après toutes ces années, lorsque j'y repense je me dis qu'il serait fier de moi, Papa. Je suis dans mon genre un artiste, un vrai ! Je ne laisse jamais rien au hasard. Mon geste est précis, sans à-coup, et certains journalistes des éditions du soir ont évoqué, au vu de mon travail, de grands anciens. Des noms qui relèvent des annales de la profession. Bien sûr je n'en éprouve aucune joie excessive. Il faut savoir rester modeste, ne pas se montrer, se pousser du col ; Papa n'aimerait pas ça, et de plus je suis d'une nature peu expansive. Mais tout de même il y a des comparaisons qui flattent, ne trompent pas quant à la qualité du travail, de la prestation fournie. Je crois pouvoir dire, avec le recul, que je lui ai obéi à mon père, en essayant sans cesse de conjuguer dans mon activité art et artisanat. Mon art est reconnu, je n'y reviendrai pas, il suffit de parcourir la rubrique faits divers, de feuilleter les quotidiens du soir des trente dernières années, pour s'en rendre compte, s'en convaincre sans effort. Quant à mon artisanat, il est de discrétion, je dirais même – si je n'avais peur d'être taxé de cynisme, de retenue. Au cours des trente dernières années, je n'ai jamais œuvré plus de deux fois l'an, tant il m'apparaissait indispensable de faire de chacun de mes actes quelque chose comme une œuvre unique. Je le devais à mon père ! Est-ce pour cela, en souvenir de lui, que mon premier travail je l'achevai d'un coup de marteau à battre ? Je ne saurais le dire, mais je me souviens encore qu'enfant, j'aimais beaucoup le nom de ce marteau ; la façon qu'il avait d'attendrir le cuir.

 

Pendant un temps, j'avais bien pensé prendre sa suite, redonner vie à ses gouges, ses tranchets. J'avais espéré faire entendre de nouveau le son du marteau de galochier et celui de l'enclume universelle dans le quartier. Les entendre monter du fond de l'atelier et déborder sur la rue par la porte ouverte dès les premiers jours de mai, tout au long de l'été. Mais il se produisit une chose qui, bien malgré moi, me contraint à y renoncer. Un médecin psychanalyste du Boulevard De Lattre où l'on m'avait mené diagnostiqua à mon endroit, ce qu'il nomma : « un choc émotif » et m'assura, après quelques séances, que je ne supportais pas d'être enfermé, que l'obscurité m'angoissait. Il en voulait pour preuve mon désir de course avec mon père – je le lui avais raconté, bien imprudemment je l'admets, durant mon analyse – il me fallait donc, affirma-t-il « une activité de plein air, un métier d'extérieur ». Exit la cordonnerie, mon désir de m'asseoir à la même place que mon père, sur le même tabouret ; dans son ombre. Après quelques semaines je cédai le pas de porte, cela me permettrait de voir venir, et pris le premier train en partance, après avoir mis quelques vêtements dans une valise de toile, et les outils dans un vieux sac de cuir à soufflets. Cela fait plus de trente ans ce soir ! Je souris, pense à l'étonnement du légiste devant ce corps qu'on a dû lui amener maintenant – peut-être l'a-t-on réveillé pour ça – pensera-t-il à une alêne ? J'avance à pas lents dans cette rue, celle où enfant, déjà, j'ai si peu couru. Tout y est calme, je respire doucement. Depuis longtemps je suis plus vieux que mon père. Je ne fête plus Noël. Je viens de passer l'endroit exact où se tenait l'épicerie de la vieille Triche. Il n'en reste rien. De sa propriétaire demeure peut-être, au fond d'un greffe, un vieux dossier non classé. De nouveau je souris. Dans quelques mètres je serai à hauteur de l'atelier de papa, de lui non plus il ne reste rien. Une maison d'habitation l'a remplacé. Alors que je la dépasse m'en parvient un peu de musique, une sonate, je crois, et des rires d'enfants. Je ralentis mon pas et ne sais pourquoi, me surprends à penser qu'il serait heureux, Papa, de me voir ici ; ainsi vêtu, de l'un de mes costumes de cachemire bleu nuit. Sans doute toucherait-il de ses gros doigts ouvriers la soie de ma chemise. Mais je crois que par-dessus tout, ce que retiendrait son regard, ce serait la coupe parfaite de mes chaussures, leur élégance, la souplesse du cuir ; leur façon. À la main j’ai son vieux sac à soufflets, il ne m'a jamais quitté ; ses outils y dorment ce soir encore. Oui, je crois qu'il serait fier de moi papa. Je reviens sur mes pas et frappe à la porte.   

11/   Monsieur Charles

  

Il fait froid ! Je n'ai pas trouvé où m'abriter. Hier je me suis fait chasser. Un hall, près du square Saint-Roch. Chassé comme un chien. La concierge avait un balai à la main et j'ai vu l'heure qu'elle allait s'en servir. Aurait-elle frappé ? M'aurait-elle s'en aidant, poussé comme elle le faisait des poussières ? Je n'ai rien dit je n'en ai plus la force. J'ai ramassé le peu qui me reste et suis sorti sur la rue. Je titubais, peut-être était-ce la fièvre à moins que... Je n'ai pas mangé depuis près de trois jours. Les conteneurs des quais ou de la rue de Paris n'offraient rien qui puisse être avalé. Et puis j'ai honte. Avant cela m'indifférait, j'étais jeune, je pouvais me battre parfois avec d'autres, de moins robustes. Des qui avaient plus de retenue ou qui comme moi aujourd'hui, n'avaient plus de goût pour la chicane, la survie. Il y a beau temps maintenant que le vent, la pluie m'ont érodé, lavé comme un vieux sol. Alors j'attends, je sais que je n'aurais pas le dessus contre les nouveaux, ceux qui se font leur place à coups de poing, et avec les crocs de leurs chiens parfois. Tous sont aussi nus et désespérés que moi je le vois bien, mais ils ne veulent pas encore y croire. Leurs muscles et leurs colères leur donnent à penser qu'ils s'en sortiront, qu'ils ne finiront pas comme le vieux Charles – c'est ainsi qu'ils m'appellent – ils ne savent pas qu'ils sont déjà comme moi tout autant que j'ai été comme eux, il y a des années de cela. Bien sûr, de ça je ne leur parle pas ; ils ne me croyaient pas. Violents comme ils sont, certains seraient capables de m'estourbir pour me voler un rien, ce qui me reste ; pour m'apprendre simplement ! Mais m'apprendre quoi ? Le journal du lendemain parlerait – peut-être – si l'actualité était par trop atone d’une rixe entre SDF, d'un coup du sort. Mais qu'en savent-ils du sort ceux qui en parlent ? Moi je peux vous dire que le sort laisse coi, muet. On le regarde, mais on ne peut longtemps fixer son regard, car il ressemble au vôtre ; celui que vous aviez avant, avant de le rencontrer justement. Alors on prend son baluchon, le peu qu'il vous laisse, et on s'en va. C'est ce que j'ai fait ce matin, j'ai descendu le boulevard jusqu'à la mer, le gris des vagues. J'ai regardé un porte-containers sortir du port, passer entre la citadelle et la dernière balise. Je me suis assis sur un banc de la promenade, près de moi j'ai posé mon barda et fixé l'horizon. Une jeune femme en tenue de joggeuse, avec une grande natte blonde qui lui battait les fesses, m'a troublé un instant. J'ai allongé mes jambes, mes ulcères me faisaient mal. Il faudrait que je me décide à les faire soigner, à passer au dispensaire de la rue ... Voilà que je ne m'en souviens plus du nom de cette rue. Je revois bien le jeune médecin et l'interne qui tous les mardis y font la consultation, mais la rue, non ! Sans doute finissent-elles toutes par se ressembler. On ne regarde plus leurs noms, nos pieds seuls les connaissent aux marques qu'elles y laissent. Mes chaussures sont en mauvais état, elles me ressemblent. Peut-on ressemeler un cœur ? Je sais déjà que pour mes chaussures ce sera difficile alors pour le reste. « Les chaussures d’abord » m'entends-je murmurer.

 

J'essaie de penser à mes pieds pour oublier ma faim, c'est une façon comme une autre de voir couler les heures, de les prendre en patience tel un mal quand les cloches de Saint-Pierre sonnent midi. Je n'y parviendrai pas, je le sais tant les deux sont étroitement liés. Les uns portant l'autre, ce ventre qui n'a plus même la force de se plaindre. J'ai appris depuis longtemps que les crampes d'estomac sont des avarices de bien nourris. Le mien ne crie plus famine ; je n'ai même plus de cri en moi, à l'intérieur. Parfois j'en arrive à penser que je ne suis guère plus qu'un essart de viande, un brûlis épuisé.  Notre corps nous ressemble, il apprend à nous ressembler peu à peu ; le mien, pas plus que moi, n'a la force de se plaindre. La misère enseigne l'insidieux. Un mot que beaucoup d'entre nous ont du mal à articuler ; ne prononcent pas. Moi je le connaissais ce mot avant, j'en savais le sens plein comme je croyais connaître celui de ma vie, celle que je partageais alors comme on partage une illusion en sortant d'un cabaret ou du théâtre. Près de moi, sur le banc, quelqu'un vient de s'asseoir. Il ne m'a pas regardé. Pour lui sans doute je n'existe pas, pour moi déjà je n'existe qu'à peine ; quoi lui reprocher ?  Il a poussé mon sac sans même y prendre garde. Il mange à belles dents un sandwich et boit de l'eau à la bouteille. C'est sa pause de midi. Quand il m'apercevra...

Une mouette s'est posée sur le parapet face à moi. Elle me regarde de son œil rond pas même étonné, je ne lui fais pas horreur. Dans son bec elle tient, comme le jeune homme dans ses mains, un morceau de pain. Sans doute l'a-t-elle arraché sans péril à une compagnie de moineaux. Souvent je les regarde, vois leurs disputes devant l'entrée Des Régates le restaurant V.I.P. de la plage ; je m'en amuse. Ils pépient, piaillent, mais toujours, qu'ils soient mouette ou moineau, ils restent dehors à la recherche de leur pitance, tout comme moi qui pourtant, en conserve au fond de ma poche une carte de membre de longtemps périmée. Cet après-midi à la fin du service, j'irai peut-être faire un tour sur l'arrière des cuisines, j'y croiserai sans doute l'un des cuisiniers que je connaissais et qui me saluait lorsque nous nous rencontrions en ville, me donnant du « Monsieur ». Il fera semblant de ne pas me reconnaître, aura même un geste brusqué pour m'écarter, pour que je n'effraie pas les derniers clients, les viveurs, n'accable pas les habitués par ma seule présence. Mais, il me laissera peut-être dans un coin, sur l'appui d'une fenêtre, un fond de plat et quelques fruits avancés sans être blets ; reliefs que je mangerai avec les doigts, m'essuyant sur ma veste qui en a vu d'autres - un petit quelque chose qui ramènera du goût sur ma langue et des souvenirs à ma mémoire. Peut-être alors penserais-je à Freddo, un plus ancien que moi qui connaissait la rue au point de ne plus espérer la quitter, et qui disait, les jours où la manche avait été bonne, qu'il avait pu manger à sa faim : « Il y a des jours où on aimerait être papilles de la nation » et on partait d'un grand rire qui faisait du bien ; mais c'était rare. On l'a retrouvé l'autre hiver, mort de froid près de la Capitainerie. Je voudrais croire qu'il était venu voir partir les bateaux de croisière. Je ne le saurai jamais, car Freddo c'était le gars discret.  C'est tout juste si parfois on parlait de nos fils ; de leur silence.

EXTRAIT NON-EXHAUSTIF

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