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4°couv Tranches de vies

Le Der des Ders,

 

J’aime, depuis mon enfance, ces Cévennes imposantes, austères, rudes, mais superbes et ses habitants chaleureux et accueillants. Mes amis Christine et Jacques possèdent une petite maison de vacances à Blandas à quelques encablures du cirque de Navacelle. Depuis quelques années, je passe les fêtes de fin d’année à l’hôtel de la Cascade dans Navacelle, proche de la Vis, avec Anouk ma compagne, mais je suis seul cette fois. Ce dernier séjour ressemble alors plus à une fuite qu’à des vacances. Seule entorse à ma retraite ce soir, mes amis attendent, comme chaque année, ma venue à Blandas pour fêter dignement le réveillon de la Saint Sylvestre. Mais on est fin 2020, et le cœur n’y est pas. Le couvre-feu qui nous empoisonne, le confinement qui exacerbe les caractères les plus souples, la mort autour de nous qui choisit ses cibles, ou pas, et la cause de tout ce tapage, ce virus toujours omniprésent, de plus en plus virulent, anarchique à souhait et en plus, pour couronner le tout, Anouk, ma compagne, est partie faire un break, je ne sais où, je ne sais avec qui, je ne sais comment ni pour combien de temps, mais à cause de moi, de mon égoïsme, ça je le sais.

Nous ne serons que dix ce soir au lieu d’une trentaine les autres années, c’est déjà trop, je sais, mais je n’ai pas vocation à devenir reclus. J’ai, comme raison d’être, le contact avec mes congénères. Je me nourris d’empathie, je bave devant, je m’en gloutonne, je la ressens en ses plus lointains retranchements.

Alors ce soir, je vais pleurer les absents, bouder les présents et me noyer dans le Whisky.

Je suis l’un des premiers invités. Christine et Jacques m’accueillent avec une condescendance convenue, vu les circonstances. Des fanfreluches, similisapin, pendouillent de chaque côté de la porte d’entrée faite de chêne gris, percée de vitres borgnes d’où suintent, bruits d’intérieur et musiques suaves. Le grand couloir, qui succède à l’accueil, brille de tous les feux de petites lampes à LED multicolores installées là par Christine pour faire « soirée de fête ». Puis arrivent Claude et Danielle, puis Pierre et Donna qui envahissent la maison de leur exubérance tapageuse, l’emplissant de la cave au grenier, de rires bêtes, succédant à quelques blagues lourdes et triviales que j’exècre. Paul et Mireille doivent nous présenter, me présenter, Carine, une amie célibataire endurcie en peine de cœur.

J’avais pressenti la galère pour cette soirée, mais à ce point-là, non, certainement pas.

Alors, d'entrée de jeu, je me suis jeté sur la première bouteille de Dimple rencontrée, pour noyer ma misère et ma bêtise qui m’ont conduit dans ce guet-apens amicalo-douteux.

L'environnement est pourtant chaleureux.

Au fond du couloir, la Comtoise trône. On ne voit qu’elle, on n’entend que son inexorable tic-tac, lancinant, et ce soir étourdissant, en totale dissonance avec le rythme musical tapageur qui agresse mes oreilles fatiguées. À mi-longueur s’ouvre la grande salle à manger aux murs blanc hôpital, entrecoupés d’armoires, de vaisseliers puis de commodes et d’une magnifique bonnetière en loupe de noyer ornée d’un grillage de cuivre où verres et bouteilles se côtoient en démons tentateurs. Une grande table monastère, glissée contre l’un des murs, est couverte de plats divers et variés, salades multiples aux couleurs chamarrées et avenantes, tranchettes de viandes rouges et blanches, de saucisson, de jambons, de pâtés maison, puis bien séparés viennent, plusieurs fromages de régions proches très odoriférants, et enfin des gâteaux divers et variés. C’est appétissant, mais je survole cet étalage de bouffe sans y prêter l’attention qu’il mérite, seul le Dimple m’hypnotise.

La nuit tombe sur notre monde, la nature s’assombrit pour devenir pêle-mêle d’ombres fantomatiques et lueurs d’un reste de lumière. Le jardin, d’habitude avenant, devient inquiétant, bruissant de tous ses squelettes de plantes laissées là par un jardinier las et négligent. Des ombres se faufilent, fugaces, anonymes, inquiétantes, mais pas plus que la faune qui sévit à l'intérieur de la maison.

Carine m’est présentée comme l’amie, d’amis, des amis à, etc. Belle, certes, mais c’est Anouk que je voudrais prêt de moi, plus encore depuis qu’elle a décidé unilatéralement de faire ce foutu break dans notre vie. C’est fou comme un seul être manquant peut prendre de la place subitement. Elle me manque furieusement, effrontément, terriblement, au point que tout mon corps hurle en silence cette souffrance intérieure que me procure son absence.

Alors j’adopte la bouteille de Dimple.

Ce n’est pas ce soir que je les oublierai, Anouk et le Dimple. Carine, dont c’est le rôle, vient me convier à la danse. Par reflex, par correction, ou par fronde, je l’enserre dans mes bras, comme une camisole un peu trop serrée, pour m’assurer, me rassurer, m’affirmer que je suis encore un vrai mec… ou tout simplement pour faire bonne figure ou pour me cramponner à elle, comme à la rambarde du pont avant de sauter et ne pas m’affaler comme une épave alcoolisée que je suis presque ce soir.

Vers onze heures, le buffet est déclaré ouvert. Il était temps. Je me rassasie de ces nourritures bassement terrestres. Ces diverses salades et tripailles épongent un peu l’alcool englouti depuis mon arrivée.

Mais l’appel du Dimple est trop fort.

Je tiens bon jusqu’à minuit où les bisous et les vœux des uns et des autres ne réchauffent ni mon cœur ni mon esprit. Je m'étonne de cette soudaine présence assidue dans ce faux monde qui n’est pas le mien, mais qui me fait glisser vers la nouvelle année en compagnie, pas seul.

Est-ce le Dimple qui me retient ou mon côté pervers et masochiste ?

Voir tous ces êtres heureux ou semblant l'être me fait un peu plus souffrir de ma solitude.

Anouk, où es-tu ?

Que fais-tu maintenant que je sais où me mène ton abandon ?

J’ai peur de me retrouver seul dans ma chambre !

Je ne sais pas !

Je ne sais plus !

Je sors prendre l’air frais. Le ciel est plus clair qu’à mon arrivée. Quelques étoiles ont percé cette nuit noire d’encre donnant aux objets de faibles contours légèrement brillants et ouatés par la brume humide des premiers instants de cette nouvelle année.

Ma voiture est là, prête à m’emporter vers d’autres horizons.

Cette année n’a que deux heures qu’elle me parait déjà longue, lourde, écrasante, vaine et sans but. J’entrevois son futur, fait de contours flous, loin du flou artistique, flou plutôt nauséabond, flammèches de fureur et brumes fluentes survolant de profonds marécages, ponctués de lucioles aux parfums soufrés, striés d’ajoncs dressés vers le néant, autant de flèches mortelles fichées en faisceaux frénétiques dans le sol victimisé, encombré d’ombres vaporeuses pathétiques et décharnées, témoins de toutes les angoisses de la terre et de mes peurs profondes.

Je dois quitter ce décor artificiel, ces gens superficiels, cette soirée irréelle, sans bruit, sans au revoir, fuir, m’aérer la tête, trier mes idées, et fumer un petit cigare au volant de ma bagnole, chanter si je le veux, pleurer si j’en ai envie, vivre l'instant présent sans voir plus loin que le prochain virage.

C’est ça, je dois partir, je pars, où, je n’en sais rien, la route guidera mon présent. Je dois profiter de ce petit instant de conscience, et m’en aller. Je prends ma voiture, ma fidèle amie, et je me lance doucement sur l’asphalte, au hasard des chemins, sans but, sans apriori, sans envie, mais sans remord. Je conduis, doucement, car je ne vois pas bien la route. La bande noire qui défile devant moi m’hypnotise. Elle dévide devant mon regard fixe une longue trace blanche découpée en pointillé. Je ne vois plus que ce trait alternatif envoûtant. Je décide ou mon subconscient m’ordonne le retour au gîte de Navacelle. La départementale 713 dite, Travers de Navacelles, est escarpée, mais je vais conduire prudemment.

Depuis un petit quart d’heure, je roule dans la nuit, au hasard de mes envies, sur cette petite route étroite que je connais bien.

Il faut se retrouver au bord de cet effondrement pour en découvrir l’ampleur. Avec un peu de recul, d’en haut, tout parait plane et rectiligne, car la nuit horizontalise ce relief escarpé. Effet trompeur de jour, zone de tous les dangers quand la nuit est tombée. Je sais que les quelques courbes qui s’annoncent sont dangereuses et bordées d’un côté par le relief montagneux montant et de l’autre par une pente vertigineuse faite d'éboulis, restant des travaux de la route, et d’une moraine datant des temps glaciaires.

Elle sinue dangereusement devant mes yeux fatigués. Les virages se succèdent de plus en plus serrés et descendent rapidement vers le bas du cirque, pressés de rejoindre le fond de la mince vallée où peu de vent ne pénètre, serein et paisible, caprice de mère Nature. Le secret est de regarder loin et d’anticiper la sinuosité du parcours. Mais ma conscience et ma vue réagissent de plus en plus à court terme. Moins j'anticipe, plus je prends de l’assurance et de la vitesse. Je roule vitres ouvertes, la tête me tourne, pleine de sensations de plaisir, saoule du vent qui gifle mes joues et du Dimple ingurgité. Je ressens une impression d’invincibilité à mon volant, alors j'accélère, un peu, beaucoup, beaucoup trop.

 

Je négocie plutôt bien les trois premières épingles à cheveux vu mon état, mais arrivé à la quatrième, plus serrée que les précédentes, je me fais surprendre. Je perds le contrôle et la voiture dérape, heurte le bord montagneux et glisse vers le côté opposé. Je ne suis plus maître de rien, je prends conscience de ma fragilité, je freine, sans succès. Je redresse au dernier instant et fier de moi j’accélère et je nous précipite définitivement dans le ravin, vers la pente vertigineuse. Nous sautons dans ce magnifique, mais fatal décor. La voiture vole quelques fractions de seconde dans un silence et une paix mortels, puis la voiture retombe sur ses roues, sur des amas de pierres. Nous dévalons le long de la moraine faite de caillasse. Elle désarticule ma voiture, la déchire, la détruit pièce par pièce, m’arrachant des cris de peur et de souffrance quand mes os, un à un, se fracassent. Nous glissons, glissons, vers notre destin commun dans le bruit horrible du déchirement de la tôle et de mes chairs, propulsés en course folle au plus bas du gouffre béant, inexorablement attirés par la forêt qui occupe paisiblement notre fin de course. Faite de chênes rabougris, elle devrait stopper net notre mortelle descente.  Mais notre descente aux enfers, plie les arbres frêles et finit de fracasser ce qui reste de ma voiture. J’ai subi notre destruction dans tous ses détails, la descente forcée où nous dévalons de caillou en caillou, de rocher en rocher, on descend, descend, descend, puis nous ralentissons sous l’effet des frottements contre cette frêle végétation, puis on s’immobilise, d’un coup, contre un chêne plus robuste que les autres. La violence du choc achève notre destruction. Je reste là hagard. J’accède, enfin à la sérénité, au silence, engourdi de tant de violence, de souffrance, d’inutilité.

Je trouve mon téléphone dans la poche pectorale de ma chemise, et dans un effort effroyable, j’ai juste le temps d’envoyer « rte de Navac … » sur le Numéro de Christine. Puis je perds connaissance et m’envole dans mon ivresse alcoolique, vers d’autres horizons, en sueur, en sang, mais tout imprégné du corps de Carine, lâchement abandonné à ses propres fantasmes alcoolisés.

Je ressens encore sa poitrine frémissante sous les caresses de mes mains fébriles, fière d'être caressée, aimée, désirée, tout son corps pris d’un désir charnel violent, son ventre chaud contre le mien et notre émoi à son paroxysme, en accord total pour un plaisir imminent, attendu et urgent. Puis je me vois l’abandonner promptement et me sauver pour échapper à mes responsabilités, à mes fantasmes, pour reprendre pied et retomber dans la réalité, et ses cruels problèmes basiques, mais fondamentaux qu’offre la survie.

Le contraste est mortel.

Qu’est-ce que je fais là, au fond de ce trou sans nom, seul, immobilisé, à la merci de la moindre étincelle et de l’incendie qui en suivrait ?

Mais rien ne se passe, seul le silence revenu me crève les tympans.

D’un coup, je ressens un calme monastique en même temps un froid glacial m’envahit, mes yeux perçoivent la scène de notre accident, de notre destruction. Je suis au-dessus de la voiture ou de ce qui en reste. Je me vois affaissé contre le volant, mon téléphone à la main, inconscient et blême, couvert de sang. Une grande sombritude recouvre le théâtre de ma dernière erreur, et une lumière d’outre-tombe, blanche et violente, emplie de ceux que j’ai aimés, s'éclaire à mes yeux, les éblouit et prend toute la place…

Un flash bleu apparait au loin…

 

Note: (Blandas petit village Gardois de 180 habitants, connu pour sa proximité avec le Cirque de Navacelles, et pour le patrimoine mégalithique exceptionnel qu’il protège furieusement, car il est classé au patrimoine mondial de l’Unesco, étant compris dans la zone Causses et Cévennes, comme paysage culturel de l’agropastoralisme méditerranéen.)

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